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jeudi 7 octobre 2010

Puisqu'on vous dit que c'est scientifique

Il est entendu désormais que, si l'on veut traiter un sujet de société, que ce soit sur les plateaux de télévision ou dans les studios de radio, il convient d'inviter quelque chercheur en sciences sociales, du genre que personne ne comprend quand il parle, mais qu'on écoutera néanmoins avec admiration délivrer ses oracles au sujet du problème en question. Le rôle de ce personnage est tout à fait capital, puisqu'il consiste à essayer de nous convaincre que, même si ce que l'on voit a deux pattes, des ailes, des plumes, un bec et que cela fait "coin", bref, même si cela ressemble à s'y méprendre à un canard, ce n'est pourtant pas un canard. Comme en général ce qu'il dit est complètement absurde, si tant est que ce soit compréhensible, il doit passer son temps à nous rappeler que c'est un scientifique. Évidemment, s'il passe son temps à faire valoir ses titres de la sorte, ce n'est pas seulement par orgueil, encore qu'il soit généralement assez imbu de sa personne, c'est surtout un moyen de nous faire comprendre que son discours est légitime, qu'il est sanctionné par la science, bref, qu'il a raison, quand bien même cela peut nous sembler étrange, à nous qui ne sommes pas des scientifiques.

Ainsi, le prolétaire devant sa télévision, écoutant ce docte personnage asséner ses conneries sur un air entendu, se dit que finalement il a peut-être raison ce sociologue, qu'après tout lui n'est qu'un pauvre couillon, tandis que ce type, il est intelligent et bardé de diplômes. Il se dit que finalement, ce n'était peut-être pas un canard ce qu'il a vu. Certes, cela avait deux pattes, des ailes, des plumes, un bec et cela faisait "coin", mais enfin ce savant a dit que, même si cela ressemblait à un canard, ce n'était pas un canard, alors c'est probablement qu'en effet ce n'était pas un canard. J'ai toujours été sidéré d'observer ce mécanisme à l'oeuvre, de voir comment des idéologues sans la moindre aptitude scientifique, qui ne savent même pas parler français, peuvent réussir à faire passer leurs conclusions pour le résultat de la science la plus indubitable. Enfin, quand je dis que je suis sidéré, ne vous méprenez pas : on comprend sans peine le bénéfice que trouve le système médiatique à faire s'épancher ces prétendus scientifiques. Il est évident que tout ce qui peut aller dans le sens de la pensée unique, par exemple en lui donnant une caution scientifique, ne peut que ravir les petits soldats de l'ordre médiatico-politique.

Mais que valent donc les titres que ces personnages font valoir à longueur de temps pour donner du crédit à leurs délires ? Je crains que, la plupart du temps, ils ne valent pas grand chose. On pourrait croire que le fait d'être professeur à Sciences Po fait de vous quelqu'un de compétent, mais c'est à condition de n'avoir pas rencontré souvent des gens qui enseignent à Sciences Po. Prenez par exemple Bruno Latour, qui a été fait récemment directeur scientifique de l'IEP de Paris par Richard Descoings, cet Attila de l'université (là où il passe, l'intelligence ne repousse pas). Je vous encourage vivement à lire cet article, dans lequel M. Latour s'efforce de nous expliquer que Ramsès II, dont on a découvert à la suite d'une autopsie pratiquée à Paris en 1976 qu'il était mort de la tuberculose, n'avait pas pu mourir de la tuberculose, au motif que cette maladie n'avait pas été découverte à l'époque où il est mort. La conclusion de ce remarquable scientifique, que soit dit en passant tous les spécialistes de philosophie des sciences dans le reste du monde considèrent comme un escroc, est que d'une certaine façon il est exact d'affirmer que Ramsès II n'a attrapé la tuberculose qu'en 1976, quand son corps a été autopsié. Cet exemple me paraît typique de la façon dont procèdent ces soi-disant scientifiques qui peuplent nos écrans de télévision.

Il s'agit de faire une déclaration grandiloquente et complètement absurde, comme "Ramsès II n'est pas mort de la tuberculose, puisqu'il n'a attrapé cette maladie qu'en 1976", ce qui est un moyen très sûr de s'attirer l'admiration des journalistes et des étudiants, qui sont toujours attirés par ce genre de formules à la con, tout en gardant la possibilité d'en livrer une interprétation plus raisonnable, mais qui fait de cette déclaration un truisme qui ne mérite certes pas qu'on y consacre des livres entiers. Ainsi, quand on fait remarquer à Bruno Latour qu'il est complètement stupide de prétendre que Ramsès II n'a pas pu mourir de la tuberculose parce qu'elle n'existait pas à l'époque, il se rabat sur la seule interprétation de ses propos qui ait un sens, mais qui ne présente pas le moindre intérêt, à savoir que ce qu'il a voulu dire, ce n'était pas que Ramsès II n'était pas mort de la tuberculose, puisque celle-ci n'existait pas avant sa découverte, c'était plutôt qu'il était certes mort de la tuberculose, mais qu'à l'époque on ne savait pas exactement en quoi consistait la maladie qui l'avait emporté. Mais alors pourquoi n'avoir pas dit cela et s'être fendu de cette déclaration tout à fait absurde ? Tout simplement parce que, s'il avait dit cela, tout le monde aurait pu s'apercevoir que ce n'était qu'un connard payé à pondre des truismes, auxquels il donne des allures de grandes découvertes. D'ailleurs, dans cet article, il fait tout pour écarter l'interprétation de bon sens de ces propos, ce qui met en évidence la malhonnêteté dont il fait preuve lorsqu'il répond à ses critiques en mettant cette interprétation en avant.

Je pourrais encore prendre beaucoup d'exemples qui montrent à quel point les soi-disant scientifiques ayant accès aux médias sont généralement des incapables et qu'il n'y a aucune raison de leur accorder le moindre crédit, à tous les sens du terme d'ailleurs. Mais si je commence à parler de Bertrand Badie (le robinet d'eau tiède régulièrement convié à s'exprimer dans le torchon de référence sur la politique internationale, sans doute pour nous donner l'occasion de constater à quel point il ignore tout du fonctionnement des relations internationales et de leur histoire), je crains que ce billet, qui commence déjà à s'allonger dangereusement, devienne vraiment interminable. Je résiste aussi difficilement à l'envie de voler dans les plumes de Laurent Mucchielli, cet idéologue tout ce qu'il y a de plus illuminé qui croit sincèrement être un scientifique, alors même qu'il ignore jusqu'aux lois les plus élémentaires de la logique. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : je n'ai rien contre les intellectuels, mais encore faut-il qu'ils en soient, ce qui n'est pas le cas de la plupart des oiseaux qu'on présente comme tels dans les médias, lesquels n'entretiennent généralement avec tout ce qui se rapporte à l'intellect qu'un lien extrêmement distant. Il y a des gens très compétents qui travaillent sur la philosophie des sciences, les relations internationales ou la délinquance, mais ils ne sont généralement pas invités à s'exprimer dans les médias.

On leur préfère de loin des gens qui n'ont aucune formation scientifique véritable, et dont la production est écrite dans un jargon qui n'a aucune justification, sinon que cela leur permet de se donner des airs de scientificité. En effet, la plupart des gens, quand ils sont confrontés à ce jargon, ont tendance à se dire que, puisqu'ils n'y comprennent rien, c'est très certainement que cela doit être intelligent. C'est d'ailleurs très précisément le but de la manoeuvre, bien que tout le monde n'en soit pas conscient. En réalité, quand ce qu'on lit reste incompréhensible, peu importe le temps qu'on y passe, c'est tout simplement qu'il n'y a rien à comprendre. Il est très frappant que les gens qui emploient ce jargon sont absolument incapables d'expliquer ce qu'ils ont voulu dire quand on leur demande d'être clairs. En d'autres termes, une grande partie de ce qui est écrit dans les revues de sciences sociales, du moins en France, n'a tout simplement aucun sens. J'ai assisté un nombre incalculable de fois à des discussions dans lesquelles personne ne savait de quoi il était question, ce qui n'empêchait pas les discussions en question de se dérouler sur le ton le plus sérieux et parfois de s'éterniser pendant des heures.

Évidemment, pour dire des choses intelligentes et sensées sur la science, par exemple, il faut avoir soi-même un minimum d'éducation scientifique, connaître un peu les mathématiques, etc. Mais tout cela prend du temps et demande du travail, sans compter qu'en général ces gens-là n'ont de toutes façons aucune aptitude à cela. Alors ils préfèrent balancer des absurdités comme "les lois de la physique sont des constructions sociales", ce qui ne coûte rien et peut au contraire rapporter gros, puisqu'ils sont sûrs de cette façon qu'ils vont plaire aux hordes de sociologues et d'étudiants en sciences sociales (je parle des médiocres) qui vont pouvoir s'imaginer qu'on peut annexer à la sociologie les sciences de la nature. Bref, pour revenir à ce que je disais au début, j'aimerais bien qu'on m'explique au nom de quoi il faudrait qu'on reconnaisse une quelconque légitimité à ces dégénérés... Pour autant, l'anti-intellectualisme n'est pas une solution, même s'il est hélas assez répandu dans les milieux de droite, ce qu'on peut d'ailleurs comprendre compte tenu de ce que j'ai dit. En effet, je crois qu'il ne faut surtout pas craindre la discussion rationnelle, parce qu'elle nous donnera toujours raison. J'irais même jusqu'à dire que le combat est d'abord intellectuel : l'une des grandes forces de la gauche est de l'avoir compris, il faut désormais que la droite l'imite. L'état de déliquescence intellectuelle et morale dans lequel nous nous trouvons n'est pas le produit du rationalisme, c'est au contraire le résultat de son dévoiement et de sa perversion par des gens qui se présentent comme ses défenseurs, alors qu'ils en sont les fossoyeurs.

3 commentaires:

  1. N'oublions pas l'immense D.Wolton qui a inlassablement répété sur France O pendant des mois : ' nous vivons dans un monde mondialisé ou tout se sait partout et tout de suite donc on ne peut pas faire n'importe quoi!!!"(à peu de choses près dans le texte ).

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  2. J'avais en effet complètement oublié les fulgurances de Wolton. Il faudra que je lui consacre un billet pour réparer cet oubli.

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  3. Tout à fait d'accord avec vous sur les sociologues de salon et leur "malfaisance". Ils me font penser à ce que les Protestants reprochaient autrefois au clergé catholique : de prêcher la bonne parole au peuple sans vouloir l'émanciper pour autant (donc contribuer à figer la société au profit du clergé et d'une société stable donc pas adapté aux évolutions se produisant à cette époque dans les pays rivaux), ne pas assez le laisser s'élever, ne pas le former, etc. Sauf bien sûr que le clergé en France ne donnait pas dans la subversion.

    «J'irais même jusqu'à dire que le combat est d'abord intellectuel : l'une des grandes forces de la gauche est de l'avoir compris, il faut désormais que la droite l'imite.»

    Idem. Pas mieux. Avec un bémol : il ne faut pas limiter nos efforts à la seule "droite", c'est-à-dire à compenser et à réparer les dégâts causés par la gauche et ses inepties. Je crois qu'il faut carrément envisager un "reboot" de système, donc transcender cette opposition gauche/droite.

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