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mercredi 17 novembre 2010

La liberté d'expression en France

Je viens d'apprendre avec consternation qu'il y avait en France, depuis le mois d'août, un homme qui croupissait en prison pour délit d'opinion. Vincent Reynouard, dont j'ignorais l'existence jusqu'à aujourd'hui, est apparemment un partisan du national-socialisme, qui nie également l'existence du génocide des Juifs d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été condamné en 2007 à un an de prison ferme, entre autres choses, pour avoir écrit et fait distribuer une brochure dans laquelle il défendait ses thèses négationnistes. Par ailleurs, il a également été condamné en 2008 pour des faits similaires, encore que ce fût semble-t-il pour une autre brochure, à la même peine en Belgique. Il était donc en prison là-bas quand la France a demandé et obtenu son extradition, avant de le mettre en prison à Valenciennes où il se trouve encore à l'heure où j'écris. Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais faire quelques remarques liminaires, histoire de vous mettre en condition.

D'abord, il faut bien constater que, ces derniers temps, quand la France demandait l'extradition de certains de ses ressortissants, on avait pris l'habitude que ce fût pour leur éviter la prison, alors même qu'en général, il y avait lieu de se poser des questions quant à l'innocence des individus en question, que l'on prétendait injustement emprisonnés à l'étranger. Dans le cas de Reynouard, ce n'était pas un ministre qui l'attendait à son arrivée en France, entouré d'une horde de journalistes s'occupant de nous raconter l'émotion qui régnait sur le tarmac de l'aéroport à ce moment-là, mais un équipage de flics chargés de l'escorter dans une autre prison, bien de chez nous cette fois-ci. À quoi n'aurait-on pas eu droit s'il s'était agi d'un connard d'otage, ne pouvant s'en prendre qu'à lui-même pour s'être fait enlevé ? Naturellement, dans ce cas, on aurait vu surgir des pétitions exigeant sa libération un peu partout, auxquelles tout ce la France compte de belles âmes auraient prêté leur soutien. Au moins, l'émotion du ministre aurait été compréhensible, puisque, contrairement aux crétins qui se réjouissent bruyamment en ce genre d'occasions, lui aurait su combien il avait fallu débourser pour voir revenir l'abruti en question.

D'autre part, on ne peut pas s'empêcher de s'étonner que la justice française, qui fait pourtant habituellement preuve d'assez peu empressement pour jeter les gens en prison, et qui, au contraire, n'a semble-t-il pas trop de difficulté à relâcher dans la nature des criminels avérés, ait jugé qu'il était tout à fait indispensable de poursuivre Reynouard, dont le seul crime est d'avoir dit ce qu'il pensait, jusqu'en Belgique et cela trois ans après sa condamnation. On aimerait qu'elle fasse preuve du même zèle avec tous les délinquants, qui, lorsqu'ils sont condamnés, ce qui est déjà un événement assez remarquable en soi, compte tenu de la faune qui compose le corps de la magistrature, n'exécutent jamais leur peine. Mais à ce qu'il paraît, aujourd'hui en France, il vaut mieux frapper jusqu'au sang un pauvre type qui n'avait rien demandé, mais dont peut-être la tête n'avait pas eu l'heur de plaire à quelque sauvageon de passage, plutôt que d'expliquer dans une brochure que l'on ne croit pas à l'existence du génocide des Juifs d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mais venons-en au coeur de l'affaire, à savoir le problème de la liberté d'expression en France. Il faut d'abord noter que le silence médiatique autour de cette affaire est absolument assourdissant. À ma connaissance, pas un article de presse, pas une dépêche d'agence, n'en a fait mention. Il y a donc aujourd'hui en France un homme qui croupit en prison pour délit d'opinion sans que cela n'émeuve personne. Il faut croire que les habituels donneurs de leçons sont trop occupés à critiquer la Chine pour s'intéresser au cas de Reynouard. Mais il y a une différence, me direz-vous, c'est que ce dernier est un salaud, de la pire espèce en l'occurrence puisque c'est un nazi. Dans ces conditions, on ne voit pas pourquoi il faudrait se formaliser de ce qu'on l'ait mis à l'ombre, après tout il l'a bien cherché cet enfoiré. Il me semble que c'est précisément le point le plus important si l'on veut comprendre pourquoi le concept même de liberté d'expression n'existe pas dans notre pays.

En effet, tout le monde en France se dit favorable à la liberté d'expression, comment pourrait-on y être opposé ? Après tout, nous sommes le pays des droits de l'homme, de Voltaire, etc. Nous avons tous entendu ce genre de déclarations grandiloquentes, mais il est vrai qu'elles sont généralement prononcées pour s'étonner que la France ne donne pas davantage de la voix pour soutenir les opposants politiques chinois, pas tellement pour s'offusquer du sort d'un nazi français... C'est que, voyez-vous la liberté d'expression, c'est bien joli, mais enfin il ne faut pas pousser quand même. Il y a une expérience très facile à réaliser et qui, à mon avis, est tout à fait révélatrice de l'état d'esprit français en ce qui concerne la liberté d'expression. Prenez à peu près n'importe qui et demandez-lui s'il est favorable à la liberté d'expression. Vous pouvez être à peu près sûr que vous aurez droit à une déclaration dans le genre de celle dont je parlais plus haut. Ensuite, insistez un peu et demandez-lui si, puisqu'il est favorable à la liberté d'expression, il est également d'avis qu'un nazi devrait pouvoir s'exprimer librement, par exemple d'expliquer que, d'après lui, les Juifs sont des voleurs. Sauf cas exceptionnel, on vous fera à peu près la même réponse, qui donne quelque chose dans ce goût-là : "Certes, je suis évidemment favorable à la liberté d'expression, mais enfin il y a tout de même des choses qu'on ne peut pas dire."

En d'autres termes, pour l'immense majorité des Français, la liberté d'expression a des limites. Or, précisément, la liberté d'expression n'a pas de limites, sans quoi ce n'est pas la liberté d'expression, mais la liberté d'expression des opinions jugés acceptables par la société ou le pouvoir (politique ou médiatique), ce qui n'est pas la même chose. Par définition, la liberté d'expression ne se limite pas aux opinions qu'on approuve ou qu'on juge acceptables, mais cette liberté n'est tout simplement pas dans notre culture politique. Il se trouve en effet qu'en France, personne ne s'étonne de ce que certaines opinions ne puissent pas être exprimées librement, cela semble aller de soi. Il ne faut donc pas s'étonner si, lorsqu'un homme professe des opinions tenues pour inacceptables, personne ne s'émeuve que ce qu'on mette le fâcheux en prison. Au contraire, quand un Chinois est jeté en prison par son gouvernement pour avoir prôné des réformes démocratiques, tout le monde est d'accord pour dire que c'est inadmissible, parce que les opinions qu'il défend sont non seulement jugées respectables par la société, mais qu'elles y ont même valeur de dogme. Cela montre bien que ce qui explique les protestations en faveur de la libération des opposants chinois, ce n'est pas l'attachement à la liberté d'expression comme on aime à le répéter, mais plutôt la sympathie envers les idées qu'ils défendent.

La situation est différente aux États-Unis par exemple, où la liberté d'expression fait partie de la culture politique. Là-bas, non seulement une loi telle que la loi Gayssot serait impossible sur le plan juridique, car elle serait en contradiction avec le premier amendement de la Constitution, mais elle serait de toutes façons impossible, car une telle loi irait à l'encontre de la culture politique américaine, et ferait donc l'objet d'une condamnation unanime. J'ai souvent débattu en France de la question de la liberté d'expression, notamment avec mes camarades quand j'étais à l'IEP, où l'on discute parfois de ce genre de choses. J'aime autant vous dire que, lorsque j'expliquais que la loi Gayssot était un scandale, qu'il faudrait l'abroger et qu'un nazi devrait avoir le droit de s'exprimer, j'avais droit à des réactions assez intéressantes... Je ne crois pas qu'on me l'ait jamais reproché aussi ouvertement, mais je n'ai guère de doute quant au fait qu'un certain nombre d'entre eux étaient convaincus que j'étais négationniste. Il est vrai aussi que je faisais de mon mieux pour m'exprimer de la façon la plus provocante possible (sans doute mon coté anarchiste de droite), mais enfin cela n'explique pas qu'un certain nombre des étudiants, ou professeurs d'ailleurs, avec qui j'ai eu ces discussions soient incapables de faire la distinction entre le fait de défendre le droit d'exprimer une opinion et le fait d'approuver cette opinion.

Ce qui explique cette incapacité de leur part, ce n'est pas mon goût pour la provocation, encore que cela n'a certainement pas dû arranger mon cas auprès d'eux, mais plutôt le fait que, comme je l'ai dit plus haut, la liberté d'expression ne fait pas partie de notre culture politique. J'ai pu constater depuis que je suis aux États-Unis la différence avec l'état d'esprit qui règne en France à ce sujet. Ainsi, j'ai récemment eu une discussion avec des étudiants dans mon programme à ce sujet, et tandis qu'en France je passais pour un fou furieux quand je parlais de cela, ici ce que je disais était d'une telle banalité que mes interlocuteurs se demandaient presque pourquoi je prenais la peine de le dire. Quand je leur ai dit qu'en France, on pouvait être mis en prison pour délit d'opinion, ils furent assez stupéfaits de l'apprendre. Et à cette époque j'ignorais encore qu'il y avait en ce moment quelqu'un en prison pour cette raison, je vous laisse imaginer à quelles réactions j'aurais eu droit si je leur avais dit cela. Cela dit, si je n'ai pas réussi à les émouvoir avec ma position au sujet de la liberté d'expression, j'ai par contre rencontré un certain succès en leur expliquant que, dans la guerre de Sécession, ma sympathie allait plutôt au Sud. D'après ce qu'ils m'ont expliqué, je devrais faire attention en disant ce genre de choses, en tout cas tant que je suis dans l'État de New-York. Cela montre que, même aux États-Unis, la liberté d'expression n'est pas sans poser de problèmes, mais je reviendrai sur cette question plus bas.

Qu'est-ce que la liberté d'expression ? Cela consiste à garantir que toutes les opinions puissent être exprimées librement. La liberté d'expression n'a par définition aucune limite, mais elle ne consiste pas à garantir qu'on puisse tout dire. En particulier, elle ne garantit pas le droit d'exprimer un appel au meurtre ou à la violence, qui n'est pas une opinion. Par exemple, si quelqu'un dit que, selon lui, les Juifs sont des voleurs, il émet une opinion qu'il devrait avoir le droit d'exprimer. Mais s'il appelle ceux qui l'écoutent à tuer les Juifs, alors il n'émet plus une opinion, il enjoint ses auditeurs à faire quelque chose, ce qui n'est pas la même chose. Par conséquent, il est tout à fait normal qu'il n'ait pas le droit de faire une telle déclaration, puisqu'en l'occurrence il demande à ceux qui l'écoutent de tuer des gens. Mais ce n'est certes pas la même chose de dire de quelqu'un que c'est un escroc et de dire qu'il faut le tuer ou l'agresser physiquement. Même si les Juifs étaient des voleurs, dire que ce sont des voleurs n'impliquerait pas qu'il faut les tuer. Il m'arrive souvent de penser de quelqu'un que c'est un escroc, mais je n'en tire pas la conclusion qu'il faut le tuer. Dans le cas de Vincent Reynouard, pour autant que je sache, tout ce qu'il a fait dans sa brochure, c'est exprimer son opinion au sujet du génocide des Juifs d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, dont il nie apparemment l'existence. En aucune façon il n'a appelé qui que ce soit à nuire aux Juifs. Évidemment, il y a des cas où le principe est plus difficile à appliquer, parce qu'un appel à la violence peut être implicite dans l'expression d'une opinion, mais cela ne condamne pas le principe lui-même, qui peut s'appliquer sans difficulté dans la plupart des cas. En tout état de cause, en ce qui concerne le négationnisme, on ne voit pas en quoi le fait de penser que l'Holocauste n'a pas existé implique qu'il faille faire en sorte d'y remédier...

J'ai fait allusion plus haut au fait que, même aux États-Unis, la liberté d'expression n'était pas totale. Jusqu'à présent, en effet, parmi les obstacles susceptibles de s'opposer à la liberté d'expression, je n'ai évoqué que les obstacles juridiques, en particulier la loi Gayssot qui a fait condamner Reynouard. Mais il n'y a pas que des obstacles juridiques qui s'opposent à la liberté d'expression, en un sens ce ne sont d'ailleurs pas les plus redoutables, sauf peut-être quand ils sont renforcés par cet autre obstacle à la liberté d'expression, autrement plus dangereux celui-là, à savoir la tyrannie de l'opinion, qui est particulièrement redoutable en démocratie. Ainsi, aux États-Unis, il n'existe aucun obstacle juridique à la liberté d'expression, un tel obstacle y est même tout à fait inconcevable comme je l'ai expliqué, mais par contre la tyrannie de l'opinion s'y rencontre aussi bien qu'en France. Chez nous (je profite de cette expression tant qu'elle a encore un sens), le droit comprend certes des restrictions à la liberté d'expression, en particulier les lois Pleven et Gayssot, mais je ne crois pas du tout ce que cet arsenal juridique soit le principal obstacle à la liberté d'expression. En effet, on peut dire légalement beaucoup de choses en France, mais il faut alors être prêt à perdre son emploi, à être ostracisé et traité en paria, etc. Il y a certaines opinions qui, bien qu'elles soient parfaitement légales, vous mettent au ban de la société plus surement qu'une profession d'athéisme sous Torquemada. Il n'y a qu'à voir comment cet imbécile de Pagny a été contraint à venir battre sa coulpe en public après ses récentes déclarations...

Il est vrai que, quand je dis qu'on peut dire légalement beaucoup de choses en France, cela mériterait d'être nuancé, car les procureurs de la République donnent de plus en plus souvent suite à des plaintes pour racisme de la part des associations, en dépit du fait qu'elles sont généralement complètement délirantes, eu égard au droit existant (qui comme je l'ai dit est lui-même parfaitement scandaleux). Il faut cependant remarquer que, si les plaintes en question donnent parfois lieu à des condamnations en première instance, elles sont généralement cassées par les instances juridiques supérieures. Évidemment, dans l'intervalle, le pauvre type a été délesté d'un gros paquet de pognon et a perdu beaucoup de temps, ce qui est un moyen de dissuasion assez efficace. De plus, il arrive que les déclarations des gens poursuivis soient effectivement racistes ou négationnistes, auquel cas ils sont effectivement condamnés, ce qui est parfaitement scandaleux dans un pays qui se prétend libre. Mais il n'en reste pas moins que, dans les cas où un procureur de la République donne suite à une plainte en dépit du fait qu'elle soit parfaitement farfelue, c'est généralement parce qu'il subit le poids de l'opinion, qui n'a besoin d'aucune contrainte légale pour exercer sa tyrannie jusque sur les esprits. Avant de laisser la parole à Tocqueville, qui décrit cette censure démocratique bien mieux que je ne pourrais le faire, j'aimerais néanmoins faire une précision qui n'apparaît pas dans son texte, lequel à cette réserve près est absolument génial, surtout quand on songe qu'il a été écrit il y a près de deux siècles. Quand on parle de la tyrannie de l'opinion, il faut insister sur le fait que cette opinion n'émane pas nécessairement de la majorité, mais qu'à notre époque elle vient plutôt de la classe politico-médiatique qui contrôle les moyens d'expression. Cette précision ayant été faite, je peux citer De la démocratie en Amérique (Premier tome, Deuxième partie, Chapitre VII, "Du pouvoir qu'exerce la majorité en Amérique sur la pensée"), dont par ailleurs je recommande chaudement la lecture dans son intégralité :
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Lorsqu'on vient à examiner quel est aux États-Unis l'exercice de la pensée, c'est alors qu'on aperçoit bien clairement à quel point la puissance de la majorité surpasse toutes les puissances que nous connaissons en Europe.

La pensée est un pouvoir invisible et presque insaisissable qui se joue de toutes les tyrannies. De nos jours, les souverains les plus absolus de l'Europe ne sauraient empêcher certaines pensées hostiles à leur autorité de circuler sourde­ment dans leurs États et jusqu'au sein de leurs Cours. Il n'en est pas de même en Amé­ri­que: tant que la majorité est douteuse, on parle; mais dès qu'elle s'est irrévocable­ment prononcée, cha­cun se tait, et amis comme ennemis semblent alors s'attacher de concert à son char. La raison en est simple: il n'y a pas de monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de la société et vaincre les résistances, comme peut le faire une majorité revêtue du droit de faire les lois et de les exécuter.

Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne sau­rait atteindre les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté autant que sur les actions, et qui empêche en même temps le fait et le désir de faire.

Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d'indépendance d'esprit et de véritable liberté de discussion qu'en Amérique.

Il n'y a pas de théorie religieuse ou politique qu'on ne puisse prêcher librement dans les États constitutionnels de l'Europe et qui ne pénètre dans les autres; car il n'est pas de pays en Europe tellement soumis à un seul pouvoir, que celui qui veut y dire la vérité n'y trouve un appui capable de le rassurer contre les résultats de son indépen­dance. S'il a le malheur de vivre sous un gouvernement absolu, il a souvent pour lui le peuple; s'il habite un pays libre, il peut au besoin s'abriter derrière l'autorité royale. La fraction aristocratique de la société le soutient dans les contrées démocratiques, et la démocratie dans les autres. Mais au sein d'une démocratie organisée ainsi que celle des États-Unis, on ne rencontre qu'un seul pouvoir, un seul élément de force et de succès, et rien en dehors de lui.

En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l'écrivain est libre; mais malheur à lui s'il ose en sortir. Ce n'est pas qu'il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée: il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l'ouvrir. On lui refuse tout, jusqu'à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans; il lui semble qu'il n'en a plus, maintenant qu'il s'est découvert à tous; car ceux qui le blâment s'expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s'éloignent. Il cède, il plie enfin sous l'effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s'il éprouvait des remords d'avoir dit vrai.

Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu'employait jadis la tyrannie; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu'au despotisme lui-même, qui semblait pourtant n'avoir plus rien à apprendre.

Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence; les républiques démo­cratiques de nos jours l'ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu'elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui; mais dans les républiques démocra­tiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l'âme. Le maître n'y dit plus: Vous penserez comme moi, ou vous mourrez; il dit: Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi; votre vie, vos biens, tout vous reste; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles; car si vous briguez le choix de vos conci­toyens, ils ne vous l'accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l'humanité. Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort.

Les monarchies absolues avaient déshonoré le despotisme; prenons garde que les républiques démocratiques ne le réhabilitent, et qu'en le rendant plus lourd pour quelques-uns, elles ne lui ôtent, aux yeux du plus grand nombre, son aspect odieux et son caractère avilissant.

Chez les nations les plus fières de l'Ancien Monde, on a publié des ouvrages destinés à peindre fidèlement les vices et les ridicules des contemporains; La Bruyère habitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, et Molière critiquait la Cour dans des pièces qu'il faisait représenter devant les courti­sans. Mais la puissance qui domine aux États-Unis n'entend point ainsi qu'on la joue. Le plus léger reproche la blesse, la moindre vérité piquante l'effarouche; et il faut qu'on loue depuis les formes de son langage jusqu'à ses plus solides vertus. Aucun écrivain, quelle que soit sa renommée, ne peut échapper à cette obligation d'encenser ses concitoyens. La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d'elle-même; il n'y a que les étrangers ou l'expérience qui puissent faire arriver certaines vérités jusqu'aux oreilles des Américains.

Si l'Amérique n'a pas encore eu de grands écrivains, nous ne devons pas en chercher ailleurs les raisons: il n'existe pas de génie littéraire sans liberté d'esprit, et il n'y a pas de liberté d'esprit en Amérique.

L'Inquisition n'a jamais pu empêcher qu'il ne circulât en Espagne des livres con­traires à la religion du plus grand nombre. L'empire de la majorité fait mieux aux États-Unis: elle a ôté jusqu'à la pensée d'en publier. On rencontre des incrédules en Amérique, mais l'incrédulité n'y trouve pour ainsi dire pas d'organe.

On voit des gouvernements qui s'efforcent de protéger les mœurs en condamnant les auteurs de livres licencieux. Aux États-Unis, on ne condamne personne pour ces sortes d'ouvrages; mais personne n'est tenté de les écrire. Ce n'est pas cependant que tous les citoyens aient des mœurs pures, mais la majorité est régulière dans les siennes.

Ici, l'usage du pouvoir est bon sans doute: aussi ne parlé-je que du pouvoir en lui-même. Ce pouvoir irrésistible est un fait continu, et son bon emploi n'est qu'un acci­dent.
Il n'y a pas à dire, tout de même, le père Tocqueville, il voyait loin...

1 commentaire:

  1. Je suis un lycéen qui ne s'interresse pas vraiment à la phlosophie, mais j'ai vraiment aimé le contenu de cet article, ça m'a beaucoup fait réfléchir.

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